[INTERVIEW] Lee Scratch Perry (Mediapart)

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[INTERVIEW] Lee Scratch Perry (Mediapart)

Message par slengteng » 17 août 2015 11:54

Lee Perry, au jeu du Scratch et de la souris

08 août 2015 | Par David Van Reybrouck

Il a jeté les bases du reggae, du dub, du rap et de bien d’autres genres. Il a travaillé avec Bob Marley, The Clash, les Beastie Boys et Paul McCartney. Il a été tout à la fois producteur, prophète et pyromane. Malgré ses 79 ans, Lee « Scratch » Perry n’envisage pas de quitter la scène, il joue d'ailleurs en France, à Talence le 9 août. Mais obtenir une interview de cette légende vivante est une autre paire de manches. L'historien et écrivain belge David Van Reybrouck a essayé.



« Supérette De Baets » : c’est ce que je lis sur l’enseigne. Serait-ce ici ? Dans les forêts de Maria-Aalter, au nord-ouest de la Belgique ? C’est l’hiver, la nuit est tombée. Un automate à pain illumine le désert. Je descends de la voiture et regarde autour de moi. C’est ici que l’un des meilleurs groupes de reggae d’Europe répète chaque semaine ? Le dimanche soir, qui plus est ? C’est vers ici que, après un concert dans nos plats pays, toutes les stars de la Jamaïque – Lee Perry, Max Romeo, Congo Ashanti Roy, le batteur légendaire Horsemouth – roulent dans le noir de la nuit pour « faire un bœuf » ? Délaissant leurs hôtels, ils vont se détendre dans le désordre du Lost Ark Studio de Bregt De Boever. Là, les sons chauds et pleins leur rappellent leur jeunesse.

« J’y ai travaillé pendant dix ans, à ce studio… », nous confie « Puraman » Bregt pendant que son groupe fait une courte pause. Rien de high-tech. De vieilles tables de mixage et des phasers. Des tapis persans râpés sur le sol. Sous la batterie, un podium juché sur des pneus de voiture. « Le nom se rapporte au Black Ark Studio », ajoute-t-il. Au cours des années soixante-dix, Lee Perry avait fait d’une petite grange à l’arrière de son jardin le studio le plus important de la Jamaïque. L’équipement avait beau être simple, le son était sans pareil. De très nombreux classiques du reggae y ont été enregistrés, mais en 1980, le Black Ark a péri dans les flammes. Perry a toujours affirmé y avoir mis le feu lui-même : « Trop d’esprits malfaisants y rôdaient… »


La répétition reprend. Bregt De Boever est un jeune trentenaire affable aux dreadlocks luxuriantes. Il fait de la peinture, compose de la musique et joue de tant d’instruments qu’il oublie d’en citer quelques-uns. Pendant que son groupe Pura Dub, fort de sept musiciens, se prépare à un nouveau spectacle avec le grand maître délirant, je regarde les graffitis. Sur la porte du studio, Perry a écrit son nom au marqueur rouge, en gros caractères. Sur le phaser, il a écrit : Jah Live! Love from Lee Perry. Marvin Gaye s’est rendu à Ostende, Jacques Brel a cherché à Damme, mais Lee Perry l’a trouvé à « Mare-Altar », comme il a rebaptisé Maria-Aalter.

Ont-ils beaucoup répété ensemble ?

– Oh que non, s’exclame Bregt en riant, quand on joue à neuf heures, il atterrit à sept heures et demie à Zaventem. La playlist, il la regarde pendant le trajet de l’aéroport.

En revenant du premier concert, il avait dit, en hochant lentement la tête : Band sound good, man, band sound good. Et quand ils montent sur la scène, maintenant, il dit : Take me to the past, Puraman.

Quelques semaines après ma visite, je reçois un mail en provenance de Maria-Aalter. Je savais qu’après son mariage avec une Suissesse Perry avait échangé la Jamaïque pour la Suisse. Et ce contraste, je voulais le voir de mes propres yeux : the godfather of dub dans les Alpes, vous m’en direz tant !

« Contact avec entourage Perry : Suisse impossible. En tournée au Royaume-Uni. À envisager ? P.-S. Aucune garantie, mais si tu arrives à l’avoir, mieux vaut ne pas poser de questions sur le passé. »

Mieux vaut ne pas poser de questions sur le passé ? L’homme est l’incarnation de plus d’un demi-siècle d’histoire de la musique ! Embauché en 1954 comme talent scout et technicien au Studio One de Kingston, ce dénicheur de talents développe rapidement une sorte de sixième sens pour les hits. Le reggae n’existait pas encore, mais la vague de soul et de blues déferle des États-Unis sur la Jamaïque. Fats Domino, plus tard Otis Redding… ce genre d’époques. En 1965, Perry sort son premier single, Chicken Scratch, un disque de ska qui connaît une grande popularité. Le surnom est né et va lui coller à la peau. Le ska était du soul dont le rythme palpitant était souligné en insistant sur le contretemps : un-DEUX, un-DEUX. Quand, sous l’influence de la weed, le rythme ralentit jusqu’à être un beat alangui, le reggae était né. « Ça doit faire l’effet de se mouvoir dans de la colle », dit Perry.
Reportage d'époque à l'intérieur du black Ark Studio

Il devient le plus novateur des artistes de reggae. Il est le premier à sampler, le premier à se servir d’une table de mixage comme d’un instrument à part entière, le premier à expérimenter avec une boîte à rythmes et jusqu’à aujourd’hui et sans conteste, le seul à améliorer la qualité de ses enregistrements en exhalant des vapeurs épaisses de marie-jeanne sur les bandes de son enregistreur rudimentaire à quatre pistes. Experryments!

Exodus, Soul Rebel, Natural Mystic de Bob Marley ? Son souffle. Police and Thieves de Junior Murvin ? War ina Babylon de Max Romeo ? Son souffle aussi. Heart of the Congos des The Congos, probablement le meilleur disque de reggae jamais produit ? Son souffle, encore et toujours. Sa productivité est phénoménale. Personne n’est capable d’établir sa discographie, pas même lui. I’m crazy but I'm not lazy, commente-t-il : « Je suis fou, mais pas flemmard. »

De pair avec King Tubby, il pose dans les années 1970 les bases du dub, la variante psychédélique du reggae. Prenez un morceau existant et défaites-le de toutes ses pistes, pour n’en garder que l’os : la partie de basse. Mettez-la à mariner dans une ou deux chambres à échos, saupoudrez le tout de doses généreuses d’effets sonores et pressez le résultat sur le côté B d’un single. Le dub est au reggae ce que le cubisme est au réalisme : il dépouille, déploie, essore et fait en sorte que tout se tienne – et que ce soit plus captivant que l’original. Comment une forme d’art peut être aussi expérimentale et pourtant si délicieusement entraînante : voilà une question qui m’intrigue depuis des années.

En tant que pionnier et figure titulaire du dub, Lee Scratch Perry a influencé une quantité de genres : la dance, le hip-hop, le trip hop, le drum’n’bass, le dubstep… et j’en passe. Il a travaillé avec Paul McCartney, Robert Palmer et Keith Richards. Des groupes aussi prestigieux que the Clash, the Prodigy, the Beastie Boys, the Police, Elvis Costello, Joe Jackson, Mad Professor, Massive Attack et the Orb lui doivent beaucoup. Il a remporté un Grammy Award – un prix aux nominations duquel il semble être abonné.




Mais au bout du compte, voilà où nous en sommes : mieux vaut ne pas poser de questions sur le passé.

– C’est que, avec Perry, on ne sait jamais… explique Bregt.

Nous prenons l’air marin sur le pont du ferry entre Calais et Douvres. Bregt est le seul à ne pas être décoiffé par le vent.

– Il y a eu un journaliste qui a commencé son interview en demandant si Scratch était aussi catholique. Ah ah ! Résultat : entretien immédiatement terminé… enchaîne-t-il.

Bien que Lee Perry n’ait jamais arboré de dreadlocks imposantes, il est un rastafari convaincu. L’Occident se plaît à ironiser au sujet de cette religion : adorer l’empereur d’Éthiopie ? Fumer de la ganja toute la journée ? Ne jamais se peigner les cheveux ? Ah ah ah. Le credo rasta est de loin le plus ridiculisé des cultes, en Europe. Il s’agit pourtant d’une religion authentique, un christianisme africanisé. En fait, c’est une variante caraïbe de la théologie de la libération, qui vise à procurer de l’espoir et du réconfort à une population paupérisée de descendants d’esclaves et plaide, incidemment, en faveur de la fraternité et de la justice. Où est la faute ? Et pourquoi parle-t-on si souvent du reggae avec une condescendance ironique ?

– Tu sais, sans le respect des Jamaïquains, je me serais arrêté depuis longtemps, soupire Bregt en regardant les mouettes immobiles qui se laissent bercer par le vent, au-dessus du bateau.

Sa musique passe sur BBC1 et sur RootsFM et IrieFM – les chaînes du ghetto de Kingston –, mais dans son propre pays, la Belgique, il est rare qu’il attire l’attention des médias nationaux. Depuis la mort de Bob Marley, le reggae paraît être une curiosité fossile. Clapton a repris I shot the sheriff, Mick Jagger a fait Don’t look back, 10CC a eu un hit mondial avec Dreadlocks Holiday, Bob Dylan et Serge Gainsbourg ont fait des disques de reggae. Mais à en croire les médias grand public, cette musique n’est aujourd’hui qu’une farce pleine de clichés, alors que le genre est encore plein de vie et qu’on s’y exerce d’ici à Tokyo… Je le dis littéralement : il y a une communauté rasta très active au Japon… que l’on lira Jah Pan.

Depuis combien d’heures traînassons-nous dans les parages du Riverside ? Avons-nous traversé toute l’Angleterre en train pour grelotter à Newcastle ? Pas de Perry à l’horizon. Il est vingt heures quarante-cinq ; un fan anglais reconnaît Bregt. Nous attendons à la sortie arrière du bâtiment, entre des sacs de gravats et des conteneurs sur lesquels est écrit General Waste. C’est aussi l’impression que ce week-end commence à dégager.

Soudain, une Jaguar noire s’arrête. Au travers des vitres fumées, je vois Lee Scratch Perry, assis sur la banquette arrière. Il sort de la voiture. Pantalon rouge, sneakers rouges couverts de petits miroirs et de pierres brillantes, une veste du XVIIIe siècle, un couvre-chef du XXIe. C’est lui qui l’a pimped : un méli-mélo de badges, boules en verre, broderies, coquillages, miroirs, insignes, plumes, autocollants… Il lance un bref « Hello ! ». Et puis, à Bregt : « Tu viens écouter ? »
© Lenny Oosterwijk

Dès que le concert commence, les jambes de mon pantalon se mettent à vibrer : les basses. Le sternum se transforme en membrane. Le groupe anglais d’accompagnement joue avec rigueur, un peu trop, même. Le rituel se déroule : le plus jeune fils de Perry, qui officie en tant que régisseur, vient déposer un coffre avec des roches magiques, quelques bougies, un régime de bananes et des bâtonnets d’encens sur l’estrade. Puis Perry lui-même entre en scène avec une lenteur ensorcelante. La salle exulte. Le public se situe entre les 16 et les 76 ans. Des filles aux cheveux acajou vêtues d’imprimé tigre. Des hommes blafards avec des sweats à capuche. Un cinquantenaire dont le torse dénudé est couvert d’autotatouages qu’il veut manifestement exhiber. Perry est sans doute le plus âgé des individus présents. Sa voix est d’abord fragile ; mais il passe son microphone à la flamme de son briquet, et dès lors, tout va mieux. Sur YouTube, je l’ai vu mettre le feu à toutes sortes de choses : un poteau télégraphique, le revêtement de sa cuisine, même de la neige – alors, pourquoi pas un microphone. Very good vibration from Creation!, s’exclame-t-il. Il danse, il rappe, il rit de toutes ses dents et lance le pied en l’air. Bless your sole!, dit-il en indiquant sa semelle, « Que votre semelle soit bénie ! »

L’ère pendant laquelle Perry s’avalait des litres de rhum des Caraïbes et fumait des meules entières d’herbe est révolue : il s’en tient maintenant au vin rouge, qu’il boit dans un gobelet. Entre-temps, le cinquantenaire au torse nu s’est lancé dans un pogo solitaire. « Marley a vendu son âme ! Perry, jamais ! », hurle-t-il dans ma direction entre les soubresauts élastiques de ses membres aux ornements cutanés artisanaux, et aussi : « He’s a magician! »

Au milieu de la foule houleuse et en nage, Scratch voit soudain Bregt se balancer : « From the Black Ark to the Lost Ark », crie-t-il par trois fois dans le microphone. Pas un chat, à Newcastle, ne sait où se trouve Mare-Altar.

Le concert terminé, nous allons le rejoindre backstage. Le batteur au torse colossal nu souffle comme une forge. Le bassiste (Jah-poleon, de Napoléon !) roule un pétard de la taille d’un sac de couchage. Quelqu’un crie « Lee, you’re a ledge! », quelqu’un prend une tonne de selfies… Puis Lee nous rejoint. Ne pas insister, ne pas s’imposer, j’ai compris, le message est passé. C’est seulement maintenant que je remarque combien il est petit. Et timide.

Puraman lui dit :

– Mais comment tu fais, Scratch ? À ton âge ?

Perry répond :

– Mon Moi intérieur refuse de vieillir… Vous voulez boire quelque chose ? Vous voulez une banane ?

Demain, à Oxford, il donne son dernier concert sur le sol britannique. Il est descendu à l’hôtel Galaxy. En partant, il me serre la main en prononçant ces mots immortels : « See you in the Galaxy! »




Samedi après-midi. La Voie lactée s’avère être une salle pour le petit déjeuner avec un aquarium bleu horizon. Pas de question sur le passé ? Super, commençons donc par l’avenir. J’ai entendu dire que Perry et sa femme Mireille avaient l’intention de bâtir une communauté écologique en Jamaïque, la Paradise Island Community. Il se ragaillardit immédiatement :

– Eh bien, j’ai beaucoup voyagé, mais la Jamaïque est le paradis. De la bonne nourriture, de la bonne musique, beaucoup de soleil and you neva af to tremble!, on ne grelotte jamais !

Même quand il parle, le rythme est omniprésent. Il enchaîne :

– Le soleil est le feu, nous vivons dans le feu et c’est pourquoi les Jamaïquains ont le sang chaud. Ma femme et moi voulons acheter du terrain dans le coin de Montego Bay, où je suis né, y construire quelques cottages et les louer. Nous mangerons ce que nous y cultiverons. Si les gens veulent manger de la viande, qu’ils le fassent, mais moi, je suis végétarien, et depuis longtemps. Les légumes vous gardent en bonne santé. L’homme devient ce qu’il mange ! Si tu veux être une plante, mange des plantes. Si tu veux être un animal de boucherie, mange de la vache ! Ou de la chèvre ! Ou du cochon de lait ! Peu de gens veulent devenir un légume, pourtant les légumes sont bien plus libres.

Je commence à comprendre qu’interviewer Lee Perry est un art en soi. Ses raisonnements tortueux sont souvent plus difficiles à suivre que son accent jamaïquain. Deux voies se proposent : le ramener fermement vers l’ancre de la question originale, ou le suivre dans l’excentricité de ses associations d’idées. Je choisis la seconde :

– Quel légume auriez-vous aimé être ?

– De la ganja ! Ou non, une mangue. Ou non, une banane.

– Pourquoi ?

– Quand on regarde une banane, on voit tellement d’avenir. Elle a l’air d’une dreadlock, mais retourne-la, et c’est une queue. A lock and a cock! You understand?

– Euh, non.

– Elle peut pleuvoir. C’est comme un nuage. Un arc-en-ciel. Tu peux donner la banane à ta femme et laisser la banane faire le travail.
© Lenny Oosterwijk

Il hoche lentement la tête et je me dis : quel puzzle ça va être pour mettre ça au clair. Il y a trente ans, une belle jeune femme rousse est entrée dans le Black Ark Studio. C’était le temps où Scratch était en pleine confusion mentale. Et tout le monde en voulait à son argent. Il l’a vue entrer et il a dit : « Je t’attendais. » Mireille et lui vivent toujours ensemble à ce jour.

– Vous quitteriez la Suisse, alors ?

– Non. Nous habiterions une partie de l’année en Jamaïque et l’autre partie en Suisse. J’aime la neige. La neige me rend heureux, la neige m’électrise. Je ne fais pas de ski, mais parfois nous prenons un genre de trolley électrique suspendu à un câble jusqu’en haut et après : Grrrrààààà !

– Pardon ?

– Eh bien, on se laisse glisser avec un truc, un petit truc. Ssssshhh ! Ssssshhh ! Et quand on va trop vite, on freine : Grrrràààààà !

– Comment va votre allemand, après toutes ces années ?

– German? Germs? I am allergic to germs!

Il est six heures et demie du soir, et Scratch a envie de prendre son lunch. Il n’est levé que depuis quelques heures, après tout. Un peu plus tard, son fils lui apporte des samoussas et une soupe au curry, et j’en profite pour tâter le terrain au sujet du référendum très controversé qui a eu lieu en Suisse l’an dernier, contre la Masseneinwanderung, l’immigration de masse. La majorité des Helvètes a décidé que l’immigration devait être endiguée. Qu’en pense-t-il, en tant qu’immigré jamaïquain ?

– Il y a tellement de travail, dit-il, ils ont besoin de travailleurs. Tout le monde ne veut pas faire n’importe quel travail. Alors, si on peut trouver des Jamaïquains, des Africains ou autres pour faire ce que les Suisses ne veulent pas faire, c’est pour le bien du pays. Mais n’oublions pas : la télévision suisse est une blague. Et le gouvernement suisse, le Bundesrat, moi je l’appelle le Fungus Cock: them have fungus in their pussy and fungus in their cock.

Il lance cette tirade avec le plus grand des sérieux, le visage impassible. Chaque société, même la société suisse, a besoin d’un bouffon coiffé d’un bonnet. Son accoutrement convient en tout cas à la fonction.

– Vous arrive-t-il d’être l’objet de remarques racistes ?

– Noooon… Les gens m’aiment. Et à dire vrai – je vais peut-être m’attirer des problèmes en le disant – j’aime mon peuple noir, mais je choisis les Blancs.

Que se passe-t-il ? Lee Scratch Perry, l’homme qui hier soir encore chantait fièrement African blood is flowing through my veins et voulait mettre le feu à Babylone, glorifiant la race blanche ?

– C’est vrai. Je m’entends mieux avec les Blancs qu’avec les Noirs. My people, them a likkle bit stupid. Ils tuent les oiseaux. Les enfants blancs ne feraient même pas de mal à un lézard. Ils jouent avec, c’est tout. Les animaux ne sont pas insensibles. La Bible dit : "Tu ne tueras point". But my people, them love to kill. Et puis : les Blancs me donnent moins de stress. Ils ne mendient pas, on peut travailler ensemble.

Le stress, voilà un mot qui revient souvent quand Scratch parle de son travail de production. Si les années soixante-dix ont vu la naissance de ses meilleurs disques, elles ont aussi été les années les plus noires de sa vie. Le succès et le stress vont de pair.

– Dès qu’on a de l’argent, tout le monde vient sonner à ta porte, soupire-t-il.

Cette pression sociale est bien plus dure que le monde occidental ne se l’imagine. À l’apogée de sa carrière, Bob Marley devait entretenir non moins de trois mille personnes, en Jamaïque. Quant à Lee Perry, il en était arrivé à écrire ses initiales ainsi : £$P. Et la culture de la violence qui régnait à l’époque en Jamaïque n’était pas faite pour arranger les choses. On avait tiré sur Bob Marley, de grands noms tels que Peter Tosh, Prince Far I, King Tubby et bien d’autres avaient été abattus. Scratch a dû avoir eu peur, en ce temps-là. My people, them love to kill.


Soudain, sans que je le lui demande, il se met à parler spontanément du passé :

– Je buvais et je fumais trop, au Black Ark. Mais aussi, dehors, il y avait toujours une file d’attente de gens qui venaient demander de l’argent ou une faveur. Mettre le feu au studio était la meilleure chose à faire. Et c’est ce que j’ai fait. Pour me débarrasser de tous ces mendiants, ces suceurs de sang, ces vampires.

Il le raconte avec un tel calme que je le crois. Le studio du Black Ark était devenu un enfer. La Suisse offrait la délivrance. Pourtant, il veut à présent retourner dans cette île dont la reine britannique est toujours le chef d’État. Comment se fait-il à cette idée, vu sa préférence pour ceux de ses prochains qui sont blancs ?

– Il ne s’agit pour moi pas de la Jamaïque, mais du monde. Comment le monde se fait-il à l’idée qu’elle et sa famille ont pillé l’Afrique ? Comment se fait-on à l’idée que les Noirs africains ont possédé des terres, et qu’elles ont été volées par sa famille ? Comment se fait-on à l’idée que nous aurions pu avoir de l’or, de l’argent et du cuivre, mais que nous ne sommes devenus que des esclaves ? Mais les Jamaïquains n’y pensent pas. Ils ne pensent qu’à manger, alors que les Blancs s’organisent et deviennent plus forts. Et pourtant, nous avons plus de force, et plus d’endurance. Il n’y a qu’à voir Usain Bolt ! Peut-être faut-il que je devienne chef d’État…

En attendant qu’il en soit ainsi, j’aimerais entendre son opinion sur la musique que l’on fait aujourd’hui en Jamaïque. Est-il vrai que One Love de Bob Marley a été remplacé par le bling-bling et l’homophobie du dancehall et du raggamuffin ? Il déclare :

– La plupart des chanteurs de reggae sont morts, et ceux d’aujourd’hui n’ont pas de soul, pas de feu sacré. Ils ont vendu leur âme au diable. Ils appellent ce qu’ils font du dancehall reggae, mais moi j’appelle ça du raggapuffin. They puff, ils fument des cigarettes, ils fument de la nicotine. Satan! Dancehall! Raggapuffin! Il nous faut de nouveaux chanteurs, et des bons. Quelqu’un comme Chronix, il est sur la bonne voie, lui : A good warrior that is coming.

Perry commence à avoir la gorge sèche. N’y a-t-il vraiment rien à boire dans cette salle de petit déjeuner, à part du jus d’orange et du lait ? Il regarde autour de lui, demande à son fils et au photographe de s’informer. Je pose encore une question :

– Est-ce qu’il vous arrive d’écouter vos anciens enregistrements ?

– Ils sont comme un livre, comme la Bible, dit-il en posant solennellement la main sur l’exemplaire qu’il a trouvé dans sa chambre d’hôtel. J’aime la Bible, j’aime Job. La merde par laquelle il a dû passer !

Holà, me dis-je, nous voilà repartis. Il reprend :

– Aucun respect de personne, juste de la merde. Qui mange, doit chier. Qui ne peut pas chier, meurt. Dieu aime pisser. Quand on n’arrive pas à pisser, faut aller chez le docteur, sinon votre queue va enfler à cause de la pisse qui ne peut pas sortir. Et si Dieu ne pouvait pas chier, Il serait misérable et Il liquiderait tout le monde sur la planète.

Entre-temps, j’ai complètement oublié ce que je lui avais demandé, mais il continue tranquillement sur sa lancée et trouve en chemin une nouvelle preuve de l’existence de Dieu.

– Si tu as une copine et qu’elle est bien au lit, écoute bien ce qu’elle dit. Elle dit : "Fuck me!" C’est ce qu’elle dit quand elle est sweet. Et après, elle dit "Lord Jesus Christ!" et elle prend son pied. Et encore et encore. Pourquoi prononcerait-elle ces mots s’ils n’avaient aucun pouvoir ? Alors voilà, the Lord Jesus Christ existe vraiment !

Puisqu’on touche au sujet, je saisis l’occasion au vol. Combien d’enfants a-t-il, en fait ?

– Je ne sais pas. Six, d’après moi. Certains vivent en Jamaïque.

Je sais qu’il a été marié avec Pauline Morrison. Elle est partie avec un musicien de studio, une trahison qui ne semble pas être digérée.

– La femme t’induit en tentation. Elle veut ta semence, ton énergie et une fois qu’elle les a eues, elle te bazarde et passe au suivant.

Alors que faut-il faire, Mister Perry ?

– Well, me decide not to fuck. C’est très embêtant, mais c’est un principe qu’il faut accepter. Tu fuck ou tu fuck pas. Si tu fuck, tu fuck le diable. Pauline Morrison, Rita Marley : one-hundred procent devils!

– Et la femme avec qui vous êtes marié maintenant ?

– Elle cuisine très bien, mais elle ne le fait jamais. Elle est accro aux livres. Elle veut tout lire, tout savoir. Elle ne veut pas jouer les esclaves dans la cuisine. Je n’ai rien contre. Parfois, je dis : My only stress is my mistress! Ah ah ah !


D’après ce qu’on dit, Mireille lui a interdit de boire et de fumer. Une tasse de thé de ganja est cependant une gâterie permise. Et pour le démontrer, il enlève son couvre-chef monumental, qui tient plus de la tiare que de la casquette de base-ball. Derrière le premier miroir est caché un solide petit paquet d’herbe. Quand je lui demande comment il passe la douane dans ses innombrables voyages, il répond calmement : « Yes, yes, no problem. »

Le photographe Lenny Oosterwijk a perquisitionné tout l’hôtel pour trouver du vin, mais son butin se réduit à une bouteille, verdâtre, de vin de gingembre. Perry ne lit même pas l’étiquette et remplit les verres. Nous trinquons. Je lui demande :

– C’était comment, jouer avec Pura Dub ?

– Yeah, yeah, good. That band have good vibration. On dirait qu’ils existent depuis cent mille ans, qu’ils renaissent avec tout le feu sacré. Les morts veulent toujours revenir, Bob Marley aussi. Il veut se réincarner et revenir vers moi. Puradub est a likkle jazz, a likkle soul, a likkle this, a likkle that. Ça me plaît. Je suis un scientist, je mélange tout. Ma vie entière, j’ai mélangé les flavours. Me will never be an adult, neva!

Il se lève et se dirige vers l’aquarium qui gargouille sans discontinuer. Comme un enfant, il regarde le petit poisson qui fait penser à celui du Monde de Nemo.

– Je suis un poisson, je suis un ange, dit-il à l’animal qui le regarde aussi, les yeux ronds. Et puis, sans s’adresser à quelqu’un en particulier :

– Je veux rester ouvert, continuer à apprendre. Le Soi originel est l’enfant. C’est l’enfant en soi qu’il faut garder vivant. Il faut aimer les enfants. Et les légumes !

Le verre s’embue de son haleine, celle qu’il soufflait jadis sur ses enregistrements :

« The baby is in your brain. Keep it alive! »


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Jah Doux
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Message par Jah Doux » 17 août 2015 13:02

Merci Papa Sleng pour l'envoi de l'article réservé aux abonnés :)
"Il n'y a pas de petites musiques, il n'y a que de petites façons de jouer"

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JeremiYah RFD
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Message par JeremiYah RFD » 17 août 2015 15:17

Merci Sleng.
slengteng a écrit :Lee Perry, au jeu du Scratch et de la souris

08 août 2015 | Par David Van Reybrouck

[...]Heart of the Congos des The Congos, probablement le meilleur disque de reggae jamais produit ?
Huuuuum, comment dire, heuuu, enfin, voilà, quoi :)
"Yes they throw I in the fire .... but I never got burn"

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slide
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Message par slide » 17 août 2015 16:52

merci à Papa Sleng ;)

jerem, t'as un souci ? :)

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johmontpel
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Message par johmontpel » 17 août 2015 16:54

Oui, il y a quelques trucs qui m'ont fait sourire aussi, mais sinon super article à lire, super écriture.

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SistarolK
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Message par SistarolK » 17 août 2015 16:56

Merci au père et au fils :)

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JeremiYah RFD
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Message par JeremiYah RFD » 17 août 2015 16:56

slide a écrit :jerem, t'as un souci ? :)
Boah, juste que moi j'aurais dit Errol Dunkley ou Knowledge. :)
Non plus sérieusement je n'en veux pas au journaliste de faire dans l'emphase sur ce coup, moi-même il m'arrive de m'emporter ( :lol: ), mais "meilleur disque de reggae de tous les temps" c'est un peu absurde. Pareil quand il dit "Black ark [...] le studio le plus important de la Jamaïque", faut pas pousser mémé. Car s'il n'y a pas de "meilleur disque de reggae", il y a bien un "meilleur studio", et c'est pas Black Ark, c'est Studio One. :) :rules:
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Message par slide » 17 août 2015 17:20

précisons :)

"probablement le meilleur disque de reggae jamais produit ?"

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Loopi
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Message par Loopi » 21 août 2015 08:35

JeremiYah RFD a écrit :.... mais "meilleur disque de reggae de tous les temps" c'est un peu absurde. Pareil quand il dit "Black ark [...] le studio le plus important de la Jamaïque", faut pas pousser mémé. Car s'il n'y a pas de "meilleur disque de reggae", il y a bien un "meilleur studio", et c'est pas Black Ark, c'est Studio One. :) :rules:
pour moi le son de Lee Perry est un style à part entière dans le reggae,...un DES meilleurs studios....aurait mieux convenu c'est sûr. :lol:
Extraordinaire, fantastique, étonnant, monstrueux, insensé, fou !
Francis Picabia

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